Saturday, 19 February 2022

Ambitionner sur le pain béni

Je suis assez « ancien » pour avoir en mémoire un souvenir du temps où l’on distribuait du « pain béni » aux enfants qui n’étaient pas en âge de communier. Je me vois, petit bonhomme de cinq ou six ans, à la sortie de l’église ou un homme se tenait à l’extérieur sur le perron et distribuait des petits pains aux enfants qui défilaient devant lui.

Je me souviens aussi du sentiment d’anticipation avec lequel j’ai tendu la main pour en accueillir un. Occasionnellement, ma mère faisait du bon pain frais dont je raffolais, particulièrement quand il était encore chaud et qu’il faisait fondre le beurre. Mes narines et mes papilles gustatives ont gardé le souvenir de ces jours-là. J’ai attendu d’être rendu au bas de l’escalier de ciment avant de mordre dans le petit pain. C’est avec un mélange de surprise, d’incompréhension et de désenchantement que j’ai constaté que ce « pain béni » n’avait rien en commun avec celui de ma mère. Il était sans saveur et presque sec. Après cette journée-là, il ne me serait jamais venu à l’idée « d’ambitionner sur le pain béni. »

« Faut pas ambitionner sur le pain béni. » Cette expression m’est revenue en tête récemment lors d’une conversation avec un ami qui, en parlant de la miséricorde de Dieu et du pardon qu’il accorde au pécheur m’a dit, « Dieu est bon mais il n’est pas bonasse. » Je comprends ce que mon ami voulait souligner en faisant cette distinction entre bon et bonasse, mais l’expression me laisse avec le même goût dans la bouche que celui du petit pain béni de mon enfance. Le pardon de Dieu n’est pas du tout comme le pain presque ranci que les marchands qui voulaient bien paraitres aux yeux de Monsieur le curé donnaient aux paroisses parce qu’il était si vieux qu’ils ne pouvaient plus le refiler à leurs clients. Ce pardon est toujours donné gratuitement et sans réserve. Il n’a pas de date d’expiration. Dire que Dieu n’est pas « bonasse » laisse entendre qu’il pourrait se raviser et reprendre ce qu’il nous a donné une fois pour toutes. Même s’il peut ne pas être accueilli, son par-don est total et sans retour. Comme l’étaient les bonnes miches chaudes de ma mère, le pardon de Dieu est pétri avec un amour inconditionnel. C’est son ingrédient principal. Merci maman. Merci Seigneur.  

Tuesday, 8 February 2022

Apprivoiser la mort

Il y a quelques années, quand son cancer du côlon est revenu après quelques mois de rémission et qu’il n’y avait plus d’espoir de guérison, j’ai accompagné mon frère Jean-Guy dans sa maladie. La même année, j’accompagnais mon frère François qui était dans une résidence de soins de longue durée. Il était atteint de la maladie d’Alzheimer et ses facultés diminuaient rapidement. J’allais les visiter tous les deux régulièrement.

La maladie de François me bouleversait. La veille de mes visites avec lui, je dormais très peu et je ne dormais pas beaucoup plus la nuit qui suivait mes visites. Quand j’allais visiter Jean-Guy, ma réaction était tout à fait différente. Même si j’étais triste en pensant à ce qu’il vivait et à la fin qui s’en venait, je me sentais en paix malgré tout et j’étais heureux de passer du temps avec lui. En constatant cette différence dans ma façon de réagir à la maladie de l’un et de l’autre, je me suis demandé pourquoi cette différence. Ce n’était certainement pas parce que j’aimais moins Jean-Guy que François.

Le traumatisme que causait en moi la maladie de François était telle que j’ai ressenti le besoin de chercher de l’aide. Pendant les quelques semaines qu’ont duré les sessions de counseling, il m’est venu à l’idée de faire un « inventaire » de toutes les fois que j’avais croisé la mort dans ma vie. Ce que j’ai constaté, c’est que la mort de certaines personnes m’avait profondément troublé, tandis que d’autres morts, même si elles avaient été difficiles à vivre, ne m’enlevait pas ma paix profonde. Je me suis souvenu, entre autres, d’un autre accompagnement que j’avais fait quelques années auparavant, un homme atteint d’une tumeur inopérable au cerveau. J’ai visité cet homme à toutes les semaines pendant plusieurs mois, mais je ne me suis jamais senti totalement à l’aise avec lui. J’avais pourtant accompagné bien d’autre personnes très malades avant lui. Alors, pourquoi ce malaise? C’est pendant ces session de counseling que j’ai finalement compris pourquoi la maladie de François et celles de certaines autres personnes que j’avais connu dans le passé m’avaient tellement perturbé, beaucoup plus que celle de d’autres personnes dont les maladies n’étaient pourtant pas moins sérieuses.

Ce n'était pas la mort comme telle qui me troublait tant, mais la cause de la mort. Je me suis rendu compte que quand une maladie atteignait le cerveau d’une personne, cela faisait surgir une anxiété profonde en moi. Plus ou moins inconsciemment, j’avais toujours perçu mon cerveau comme le siège de mon identité. S’il était atteint, s’il mourait, c’est mon identité-même qui était perdue.

Prendre conscience de cela m’a permis, avec le temps, d’apprivoiser même les morts qui surviennent à cause de maladies qui atteignent le cerveau. Elles ne me hantent plus comme elles le faisaient, sans que je le sache, auparavant. Quand je visite François maintenant, je peux le faire sans que ma paix profonde soit affectée. J’ai aussi compris que l’identité de François et la mienne ne dépende pas de notre cerveau. Même sans ses facultés mentales, François demeure la personne unique qu’il a toujours été et qu’il sera toujours… même après sa mort. La mort n’a pas de prise sur qui il est ou qui je suis en profondeur.

Tuesday, 1 February 2022

Sens d'une vie

Je suis allé voir mon frère François vendredi dernier. Comme d’habitude, il dormait. J’ai fait ce que je fais normalement : je me suis assis et je l’ai regardé en me demandant ce qu’il vivait à l’intérieur. Il est presque entièrement coupé de l’extérieur : il ne parle plus, ne reconnait plus personne et ses yeux, quand ils les ouvrent, ne se fixent sur rien en particulier. Avec le temps, j’en suis venu à croire (espérer) que ce qu’il y a de plus profond en lui, ce qui fait de lui la personne unique qu’il est, est toujours là. Alors qu’est-ce qui se passe à cette profondeur où François demeure François?

La question qui est montée dans mon cœur vendredi dernier est celle-ci : « Quel est le sens de sa vie si, extérieurement, elle est réduite à ses fonctions biologiques les plus élémentaires? » Jadis, cette question aurait été accompagnée en moi de colère, de tristesse, et même de révolte. Pas cette fois-ci. J’aime François tel qu’il est. Il est mon frère tel qu’il est, précieux à mes yeux tel qu’il est. Je ne doute aucunement de la valeur de la vie de mon petit frère et ce qui a de la valeur a un sens (une direction) et une raison d’être.

Je sais que François a aimé beaucoup de monde dans sa vie : son épouse Rita, ses frères, sa famille élargie, ses amis, ses voisins… Cet amour-là n’est pas disparu avec ses facultés cognitives et motrices. Un amour vrai a des racines trop profondes pour disparaître ainsi. Ce pourrait-il que le cœur profond de François entretienne un dialogue incessant avec cet amour? J’ose espérer que oui. Cette amour demeure dans le cœur de François et l’habite toujours. François n’a pas cessé d’envelopper de son amour ceux qu’il aimait et qu’il aime toujours. Voilà la raison d’être de François, le sens de sa vie.