Saturday, 1 October 2022

Lac sans fond

Certains souvenirs d’enfance, quand ils remontent à la surface, me parviennent toujours chargés d’une émotion particulière, comme si cette émotion faisait partie intégrale du souvenir. L’expression « lac sans fond » m’est revenue en mémoire récemment et, avec elle, la charge émotive qu’elle générait en moi quand j’étais petit gars : un sentiment intense d’anxiété.

Je ne m’étais jamais arrêté pour réfléchir à pourquoi cette émotion était ainsi collée à l’image que je me faisais d’un lac sans fond. Je crois que c’est lié à des expériences vécues dans mon enfance. À l’âge de quatre ou cinq ans, je me suis retrouvé dans une maison d’accueil avec deux de mes frères plus jeunes que moi. Je ne connaissais pas le couple à qui nous avions été confié. Je ne comprenais pas pourquoi nous étions là, ni pourquoi mes parents et mes grands frères n’étaient pas avec nous. Pour un petit bonhomme de mon âge, c’était comme si les fondements même de mon identité et de ma sécurité avaient soudainement été retirés de sous mes pieds. Je n’aurais évidemment pas pu l’exprimer ainsi à ce moment-là, mais la terre ferme qu’avait été ma famille était disparue et je me retrouvais devant un gouffre. Sans doute que l’image d’un lac sans fond évoquait en moi – et évoque toujours – le sentiment de perdre pied, de ne pas pouvoir trouver d’assise et d’être engouffré dans des profondeurs où même la lumière ne peut plus pénétrer.

J’ai ressenti ce gouffre à d’autres moment de ma vie : après l’infarctus que j’ai subi à l’âge de 39 ans; dans les quelques années qui ont suivi ma retraite de l’enseignement; pendant la maladie de mon frère François…

Avec le passage du temps, je prends de plus en plus conscience du fait que les événements qui m’ébranlent, me font perdre le contrôle et me donnent le vertige pointent vers un abîme qui n’est pas extérieur à moi mais intérieur. Le lac sans fond, c’est moi. Il n’y a pas de fond, pas de limites à mon désir de vivre pleinement, de trouver la joie et la paix, d’aimer et d’être aimé. Les événements externes ne font que me révéler la présence de cet abîme de désir en moi.

Il m’arrive encore aujourd’hui de quelquefois sentir que je perds pied. Toutefois, le sentiment d’anxiété n’est plus l’émotion dominante quand cela m’arrive. Il s’est graduellement opéré en moi un changement de regard sur ces abîmes, petits et grands, qui surgissent occasionnellement dans ma vie et celles des autres autour de moi. Comme le bassin d’un lac existe pour accueillir et retenir l’eau qui viendra le combler, le « sans fond » en moi, le désir sans limite qui m’habite, est là pour accueillir une présence qui, elle aussi est inépuisable et sans limites et qui seule peut combler l'abîme : l’Amour de Dieu.