Wednesday, 4 November 2020

Vieille branche

 Mon frère François m’a donné le coussin dans la photo à Noël ou à ma fête il y a plusieurs années. Ce coussin, je le garde dans mon bureau. Mais les mots je les garde dans mon cœur. François voulait me faire rire en me le donnant, mais il voulait aussi me dire, de façon oblique, qu’il m’aimait. Cela m’a beaucoup touché et me touche toujours.

Je sens, toutefois, qu’il y a quelque chose de plus dans ces mots. Occasionnellement, une parole prononcée au hasard, une phrase lue quelque part, un regard ou un geste fortuit, un incident apparemment anodin se faufilent en moi pour m’habiter, parfois pendant des années. De temps en temps, ils me font signe comme s’ils murmuraient, « J’ai quelque chose à te dire. J’ai un secret à te révéler. Écoute bien ! Mets-toi aux aguets ! Je vais parler à ton cœur. » Les mots sur le coussin que m’a offert François sont de cette nature-là :
« Je souris parce que tu es mon frère. Je ris parce qu’il n’y a rien que tu peux faire pour changer cela ! »
C’est en méditant sur l’évangile de dimanche dernier que j’ai finalement compris ce qui m’interpellait dans ces phrases qui se voulaient humoristiques. C’est la juxtaposition du rire et de l’impuissance dans la deuxième phrase. Il y a quelque chose de semblable dans les béatitudes : elles juxtaposent bonheur d’un côté et pauvreté, pleurs, souffrance et persécutions de l’autre. Les béatitudes m’ont longtemps heurté à cause de cette juxtaposition. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
C’est en partie une relation d’amitié qui m’a fait saisir que le bonheur et même la joie pouvait coexister avec tout ce qu’il y a de « négatif » en moi et autour de moi. Non seulement cela, mais que cette joie pouvait même naître de ce négatif.
Louis m’appelait souvent « vieille branche » parce que, à cause de la maladie d’Alzheimer, il ne se souvenait pas toujours de mon nom, même s’il se souvenait de moi. L’expression était tout à fait appropriée. On se sert d’une vieille branche comme bâton de marche lorsque le parcours devient difficile. Louis acceptait que je sois ce bâton de route. J’ai admiré cette facilité avec laquelle il acceptait mon aide quand il aurait pu tout aussi bien la percevoir comme une intrusion indésirable dans sa vie. En acceptant d’avoir ainsi besoin de moi Louis transformait sa maladie en tremplin pour nous rapprocher et pour faire grandir notre amitié.
L’amour qui fait grandir ce genre d’amitié n’est pas uniquement le fruit de ce qu’il y a de meilleur en nous, mais aussi du don que l’on fait de notre vulnérabilité et de notre impuissance.

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